Par Jean William Thoury
La saga du rock d'ici est jalonnée de noms mythiques, Ceux de musiciens qui l'ont marquée par leur personnalité, par I'influence qu'ils ont exercée sur leurs contemporains. Indiscutables piliers de cette vaste épopée, les Variations restent chers dans le souvenir de ceux qui les ont vus porter la bonne parole sur les scènes les plus recalées ; chers dans le cœur de ceux qui ont dégusté leurs albums « Nador », « Take It Or Leave It », « Morrocan Roll » ou « Café De Paris » dont la réédition en CD a été récemment entreprise par Magic.
En France, chaque flambée rock semble partir de zéro : le mouvement rock & twist mené par Johnny Hallyday et les Chaussettes Noires n'exprime aucune reconnaissance pour ses aînés, Mac-Kac, Henri Salvador et autre Moustache. De même, la génération Ronnie Bird ne fait pas grand cas de celle qui l'a précédée dans la carrière. Le schéma se répète, identique, quand les Variations déboulent vers la fin des années 60. On leur colle même l'étiquette Premier groupe rock français. Un comble! Chaque fois, les Français ont leurs regards entièrement tournés vers l'étranger allant jusqu 'à méconnaître et mésestimer un patrimoine riche, nourrissant, spécifique et à portée de leurs oreilles. Pourtant, si l'on gratte un peu le vernis, on s'aperçoit que sous cet apparent mépris se cachent souvent des admirations inavouées, mais ceci est une autre histoire. Donc les Variations ne furent pas le premier groupe à jouer du rock en France, loin s'en faut, mais ils furent les pionniers incontestés d'un mouvement baptisé pop-music française, ouvrant grandes les portes à Martin Circus, Triangle, Zoo, Dynastie Crisis, Total Issue, Tribu, Alice, Quo Vadis, etc. Tous ont une dette envers les Variations: Jo Leb (chant), Marc Tobaly (guitare), Jacques Grande dit P'tit Pois (basse) et Jacky Bitton (batterie) qui ont affronté les routes, les concerts peu organisés et/ou mal rétribués, une presse spécialisée parfois hostile, l'indifférence des grands médias... Mais ils avaient la foi, celle qui sauve, comme nous le fait si bien sentir Marc Tobaly au cours de cette première partie d'un entretien qui nous permet de l'entendre conter les débuts du combo dont il fut le guitariste et le principal compositeur.
LES P'TITS LOUPS
Marc Tobaly: En 1963, notre famille vit à Fez, au Maroc. Celle des frères Costa également. Dès l'enfance, ils baignent dans la musique: leur grandmère, Zohra El Fassia, fut une chanteuse orientale célèbre. D'Amérique, un oncle leur rapporte chacun une guitare électrique Kay. J'ai moi aussi une guitare et, comme nous sommes copains, nous jouons ensemble. Michel Costa et moi avons exactement le même âge . Son frère Georges,a deux ou trois ans de plus. Ce sont eux qui m'enseignent les premiers accords. J'adore les Chaussettes Noires; j'essaie de reproduire « Vivre Sa Vie » et « Dactylo Rock ». (D'ailleurs, j'aime toujours ce que fait Eddy Mitchell. J'ai déjà eu l'occasion de le lui dire une fois, au cours d'une émission à Europe 1 où, d'ailleurs, les frères Costa étaient invités également . Même si on atteint un certain niveau de notoriété, quand on se retrouve devant l'idole de son enfance, on redevient le petit fan de base). Comme un million d'autres apprentis guitaristes, « What'd I Say» de Ray Charles est l'une des premières choses que j'essaie de jouer. (En 1978, quinze ans après mes premiers efforts pour essayer de jouer « What'd I Say », Ray Charles enregistre « Just Because », que j'ai composé avec FR. David et dont la première version est incluse dans l'album de « King Of Hearts ». j'en suis très fier!). Georges Costa officie dans un groupe qu'il baptise les Jeunes Loups, probablement à cause de la chanson de Jean-Claude Annoux. Nous, plus jeunes - l'équipe B, quoi! ! - nous montons les P'tits Loups et nous nous produisons partout où l'on veut bien de nous, dans les piscines en dehors de Fez, les bals, dans un cinéma... Nous jouons beaucoup d'instrumentaux des Shadows et des Fantômes,
« Cafard », « Shazam »! , puis nous commençons à apprendre des titres des Beatles, « I Want To Hold Your Hand ». Et « It's All Over Now » et « The Last Time » des Rolling Stones, etc. Cela nous paraît tellement nouveau! Les P'tits Loups durent trois ans. En 1964, je rends visite à un cousin qui a mon âge et qui habite Casablanca. Un ami commun nous présente un personnage assez fou, bien allumé même, qui casse tout quand il est sur scène: Jo Leb. L'après-midi, il garde le garage de son père où nous allons rigoler avec lui en jouant des trucs des Stones, alors peu connus au Maroc. J'apporte une guitare. Avec les règles qu'il emprunte dans le bureau, Jo tape sur des fûts. Un soir, avec mon cousin, nous allons voir les Shadows aux Arènes. J'ai toujours adoré ce groupe. A cette époque, les trois guitaristes jouent sur des Burns blanches. Avec leurs costards, ils sont impressionnants. En première partie passe l'un des plus importants groupes de Casa, les Jets,un peu genre Shadows: le guitariste a une Stratocaster branchée sur un amplificateur Fender Dual-Showman. Ce soir-là, leur batteur fait un solo monstrueux. L'enfer! Tout de suite, j'adore ce batteur. A la fin du concert, je vais même lui demander un autographe, que je n'obtiens d'ailleurs jamais parce qu'il y a trop de monde et qu'il me faut partir. Ce batteur, c'est Jacky Bitton.
LONDRES
J'ai six frères et sœurs, tous partis vivre en France, aux USA, etc. Petit dernier restant avec les parents, je suis peinard avec ma guitare, mon magnétophone et tout ce qu'il faut. Début juillet 1966, ayant gagné un peu d'argent en jouant à la piscine du Zallagh, je viens à Paris, rejoindre mon frère Alain, qui a sept ans de plus que moi, pour les vacances. Dans le train, j'achète une guitare acoustique à un beatnik ayant besoin d'argent. Un bon instrument, que je garde longtemps. Arrivant du Maroc, je me sens provincial: depuis le temps que j'entends parler de Paris, des vedettes, des Chaussettes Noires, du Golf Drouot, etc. Tout cela me semble intouchable. Le jour de mon arrivée à Paris, j'apprends qu'Alain et Magda ma sœur sont à Londres, où je vais les rejoindre. Nous vivons dans un petit appartement. Alain travaille dans un coffee shop. Il est bien branché musique (il a vu les Rolling Stones à l'Olympia). Il aime danser le rock mais c'est un mod. Armé de ma guitare acoustique, je joue à Piccadilly Circus avec des gars qui passent leurs journées là. Des Italiens m'engagent pour passer dans leur restaurant, le Papagayo. Je fais des chansons des Beatles qu'il me faut agrémenter de quelques titres en italien comme « Come Prima » ou « Non Ho L'Eta » ... C'est une époque de folie où tout paraît merveilleux. Ce petit engagement me permet de tenir le coup, financièrement. A Londres, musicalement, quelle ambiance! Et Carnaby Street! Nous adorons le groupe "The Creation" que nous allons voir au Tiles. Il n'est question que de musique, toute la journée. Fraîchement débarqué de mon Maroc natal, je me branche directement sur la centrale, la source. Le look, l'attitude, le R&B, Otis Redding, Wilson Pickett, Lovin' Spoonful, Chris Montez, « Paperback Writer », « Revolver », « Aftermath »... Tout me branche. Tous les soirs, partout, des groupes se produisent.
MAGIQUE
En septembre 1966, ayant tant ingurgité la scène anglaise, je reviens gonflé à bloc. Censé retourner au Maroc pour la rentrée des classes, je décide de rester à Paris, malgré la peine que cela fait à mes parents. Alain reprend ses études de droit tandis que j'essaie d'intégrer un groupe. Nous habitons un petit studio, rue de l'Ouest. Mes premiers essais avec des formations de quartier me déçoivent,c'est moi qui montre aux autres ce qu'ils ont à faire. Le niveau est trop bas. C'est la période des vaches très maigres. Nous mangeons deux oeufs par jour, des pâtes. Désolé de me voir végéter, Alain décide qu'il faut trouver des musiciens pour former un groupe autour de moi. Je lui dis que je suis capable de jouer aussi bien que George Harrison et tous ces mecs-là. Et il finit par le croire! Un jour, chez Paul Beuscher, je vois deux gars qui ont l'air sympathiques, avec une bonne allure. Ce sont Jacques Micheli, guitariste, et Guy de Baer, bassiste. Eux aussi reviennent de Londres et nous nous découvrons de nombreux points communs. Je les invite à venir faire le boeuf à la maison, tout se passe super bien. Nous décidons qu'il nous faut un batteur et mettons une annonce chez Pasdeloup, boulevard Saint-Michel. Comme nous n'avons pas le téléphone, nous indiquons simplement mon adresse. Un jour qu'il neige à Paris - en octobre, c'est assez rare ! - un batteur se présente rue de l'Ouest. Ma sœur le reçoit, C'est Jacky Bitton, le même, celui des Jets ! Magique. Il vient d'arriver à Paris pour suivre ses études. Récent acquéreur d'une Ludwig, il cherche à jouer, du jazz ou du rock. Je le reconnais immédiatement, je me souviens immédiatement de son nom. Nous commençons à répéter, Jacques Micheli, Guy de Baer, Jacky Bitton et moi. Mon frère Alain trouve un endroit sur les boulevards, (le Ranch je crois), où nous pouvons répéter. A l'époque, les lieux possibles étaient encore rares. Gratter, et gratter encore, c'est sympa, mais au bout d'un moment nous réalisons qu'il faudrait un chanteur. Nous en auditionons des dizaines. De tous les styles. Je dis à mon frère : «Si seulement nous pouvions retrouver Jo Leb! Alain: «Mais je ne le connais pas, je ne l'ai jamais vu, et nous ne savons même pas où il est, peut-être au Maroc, ou aux USA, qui sait?». Moi : «En tout cas, ceux que nous voyons actuellement ne valent rien l II nous faut quelqu'un comme lui, un costaud. «L'affaire en reste là. Un soir, Alain se pointe à La Musarde, petit café en bas du boulevard Saint-Michel. Au fond de la salle, il repère un type avec une super gueule. Jamais timide, il va vers lui et lui demande: «Dis moi, tu ne serais pas chanteur, par hasard. Le gars: «Si je suis chanteur? Tu parles! J'ai ma sono à Londres "etc...On ne peut plus l'arrêter. Alain lui propose de passer une audition et se pointe avec lui à la maison incroyable: c'est Jo Leb. Après quelques mois passés a Nice il venait juste d'arriver à la capitale. Nous tombons dans les bras l'un de l'autre. Les répétitions avec Leb, Micheli, de Baer, Bitton et moi commencent à bien cogner. Jo, sans être Caruso. a plus que ce qu'il faut de folie et de présence. Comme chanteur de rock, on peut difficilement imaginer mieux.
CARNABY STREET
A cette époque,tout le quartier du Marais est transformé en Carnaby Street avec des boutiques genre London. des pubs etc. Le patron d'un restaurant nous propose de jouer dans sa cave, ce qui nous permet de repéter le volume à fond et ce qui,en même temps,qui sait ,risque d'attirer des clients. Nous touchons 30 F chacun, par jour, plus un hamburger soir.Byzance. Jacques Micheli et Guy de Baer sont encore étudiants. Quand ils voient les choses prendre un tour sérieux, ils décident d'arrêter là. Il n'y a aucune acrimonie entre nous, simplement ils nous font savoir que, pour eux, le moment est venu de descendre du train. Le 16 décembre 1966, nous pénétrons pour la première fois dans le pub pour jouer, à trois. Un type, genre titi parisien infernal, descend les escaliers et nous demande: «Hé, les gars, vous ne chercheriez pas un bassiste, par hasard ? Nous: "SI, pourquoi, t'en connais un ?" -" Oui, un mec super, iI habite dans ma rue, je vais vous le chercher. Naturellement, il s'agit de Jacques Grande. P'tit Pois vient juste d'apprendre sa réforme du service militaire. Sa grand-mère peut-être antimilitariste ? - a promis de lui acheter la basse de ses rêves, une Gibson EB-3, ainsi qu'un amplificateur Fender Bassman s'il était exempté. Toutes ces coïncidences sont troublantes : le jour même où nous faisons connaissance, il vient d'acquerir son matériel. Je ne pense pas qu'il ait fait partie d'un groupe avant. Il traînait au Tour Club, rue de l'Ourcq, dans le 19e. Je lui montre un peu ce qu'on attend de lui, et ainsi naissent les Variations: Jo Leb (chant), Jacques Grande dit P'tit Pois (basse), Jacky Bitton (batterie) et moi, Marc Tobaly (guitare). A un moment, P'tit Pois nous amène l'un de ses copains, Jean-Pierre Azoulay, dit Rolling - futur musicien de Johnny Hallyday pour assurer la deuxième guitare. Mais celui-ci, encore indécis, n'est pas prêt à s'engager, à se commettre. Individualiste, il a peur des choses sérieuses. Alors nous continuons à quatre et j'apprends vite à jouer à la fois rythmique et soliste.
SPECTRE ZODIACAL
Nous prononçons Variations à la française, pas comme certains fans qui préfèrent dire "Variacheunzes". Peut-être parce que nous chantons surtout en anglais ? C'est le nom que nous employons depuis les débuts, avec Jacques et Guy, probablement sous l'influence d'autres formations comme Creation, Action, Temptations, etc. Egalement parce que variations est un terme musical : variations sur un même thème. Nous avons tous d'énormes envies et ambitions. Nous en voulons. Vraiment. Quelle énergie Alain, commençant à sentir qu'il a entre les mains une unité performante, cherche des endroits où nous pouvons nous produire. D'abord des petites choses en banlieue puis le fameux Tremplin du Golf Drouot, le saint des saints, en décembre 1966. De nombreux personnages du métier rock parisien sont présents. Serge Morali (frère de Jacques) directeur du magasin Music Center, rue de Douai, fait partie du jury et nous dit après notre prestation : " Dès la première note, nous savions qui allait gagner ". Je ne peux pas commencer à décrire la joie, le bonheur!, que cette victoire nous a procurés. Henri Leproux, comme promis, nous engage pour le week-end suivant : les gagnants du Tremplin passent systématiquement les vendredi, samedi et dimanche, en vedettes, rémunérés. Nous devenons des vedettes du Golf, des piliers, les gens commencent à parler de nous. Henri nous aime bien, les habitués aussi; nous adorons jouer là-bas. Tout est super. Nous nous produisons également au Tour Club où les responsables sont obligés de mettre des chaînes quand le public devient fou. Au départ, je joue sur une Hofner, le modèle façon simili-cuir, avec un seul micro. De passage à Paris, mon père, très sympa, constatant qu'il n'était pas question que je retourne à l'école, m'achète une Fender Telecaster et un ampli Vox AC3O. A l'époque, la guitare vaut environ 1 700 francs. (Elle est cotée bien plus que ça aujourd'hui. Peut-être vingt fois plus j. Comme je suis seul guitariste, il est préférable que j'ai un son disons un peu plus hard, et, quelques mois plus tard, je laisse la Telecaster dont le son reste malgré tout assez fin. Avec le jeu grave de P'tit Pois et Jacky qui tape comme une bête, je n'ai pas de soucis à me faire: ils me déroulent un sacré tapis. Même astrologiquement, nous nous complétons avec quatre signes qui se suivent et représentent les quatre éléments : Sagittaire = feu (Jacky), Capricorne = terre (Marc), Verseau = air (P'tit Pois) et Poisson = eau (Jo). Nous remplissions tout le spectre zodiacal cela explique peut-être notre cohésion.
VOGUE LA GALÈRE
Compton (ou est ce O'Brial ), boutique de vêtements branchée du quartier Saint-Michel (surtout des vestes à quatre ou six boutons, croisées, à la manière des Kinks), nous équipe entièrement, en échange d'une photo style les Variations sont habillés par Compton. Alain, en tant qu'étudiant, avait effectué plusieurs séjours en Scandinavie, Il nous abreuve d'histoires sur les filles qui sont censées être faciles. Bien-sûr cela nous rend fous: Ouais ici on- s'emm..., viens, cassons-nous, comme des mômes qui envisagent de braquer un magasin de bonbons. Alors nous attendons que l'hiver se termine et, en mars 1967, nous achetons (3 000 francs) un bus Wolkswagen - sur lequel est d'ailleurs marqué transport d'enfants - que nous bourrons de matériel et nous partons. Nous quatre ainsi qu'Alain, Rob (l'un de ses copains, un genre d'as du volant) et un autre Jo (qui fut un temps le chanteur des P'tits Loups, qui voyage avec nous mais restera faire sa vie en Scandinavie). Le matos étant au milieu, quatre gars s'asseoient derrière, les trois autres devant. Et vogue la galère. Nous roulons, roulons.., jusqu'à Hanovre, où nous arrivons un petit matin. Les Allemands bougent bien, très branchés beat music, suivant leur expression. Là-bas, les gens travaillent jusqu'à environ cinq heures, ils se préparent, mangent un peu, et la soirée proprement dite commence à sept heures du soir, pour finir au plus tard à minuit. Dans les clubs, les boissons ne coûtent pas cher, peut-être un deutschmark le verre (alors, environ un franc). Tout le contraire de ce qui se fait à Paris, où il faut sortir à partir de minuit et payer sa consommation dix francs! Nous voyons une affiche annonçant le passage des Smoke le soir-même au Savoy, un club assez grand, comparable au Palace ou au Bataclan, avec une vraie scène. Nous décidons de contacter immédiatement le directeur pour lui proposer nos services. Coup de chance, notre chauffeur parle allemand. Un accord est pris pour que nous passions, à l'essai, le soir-même. En attendant nous nous rendons à la gare. N'ayant pas les moyens de payer une chambre d'hôtel, c'est le seul endroit où nous pouvons nous laver un tant soit peu, nous préparer, mettre les vêtements fournis par Compton, et même des chapeaux. Etincelants. De vrais personnages de dessins animés.
Etre français nous confère un charme spécial, certainement exotique. Un avantage. Les Smoke, qui viennent juste d'avoir un tube grâce à "My Friend Jack", sont les joyeux possesseurs de beaux amplificateurs Marshall flambant neufs. Ils refusent de nous prêter leur matériel. Ce qui nous fait rager. Et il n'est pas bon de nous faire rager: cela nous rend méchants! Du coup, je ne te dis pas le tabac. Nous sommes comme des fous, nous jouons comme des dingues. Les spectateurs sont comme hallucinés. Une énergie dévastatrice. Le patron, aux anges, nous invite à une grande table, nous paie champagne et cognac. Toutes les filles nous tournent autour. Les Smoke sont verts. Plus à l'aise en studio que sur scène, ils ne réussissent pas à nous suivre. Le public n'est intéressé que par « My Friend Jack » puis retourne au bar. Je crois même que le Savoy refuse de payer leur cachet. Notre vengeance! Nous sommes invités à revenir jouer, quinze jours plus tard, dès que la programmation déjà établie le permet. En attendant, nous continuons notre périple vers la Scandinavie. Nous couchons dans le camion. A chaque étape, nous réitérons le scénario mis au point à Hanovre : toilette dans la gare, visite au club du coin, etc. Heureusement, c'est une époque cool, relax : Vous venez pour jouer et bien, allez-y, jouez,
SPICKS & SPECKS
Engagés par le Hit House et le Star-Club de Copenhague, nous rencontrons beaucoup de gens, Steve Marriott jammant avec Jimi Hendrix, magnifique, Vanilla Fudge... N'ayant toujours ni argent ni hôtel, il nous faut attendre qu'une nana veuille bien nous emmener chez elle. Toute la soirée, nous nous interrogeons les uns les autres Alors, ça y est, t'en as trouvé une ? C'est dans cette ambiance un peu dingue que nous croisons les gens de chez Triola, sympathique petite maison de disques locale, qui nous font faire un disque. Leur studio est installé dans une salle de cinéma. Nous choisissons "Mustang Sally".En revanche, je pense que reprendre "Spicks And Specks", est leur idée. Les Bee Gees sont très en vogue, mais ce titre, un de leurs premiers, est assez obscur. Sur la pochette, nous arborons les costumes Compton, sauf la veste militaire, achetée au surplus. Le disque semble démarrer. Au Hit House, des gamines, douze ou treize ans, pas plus, devenues folles, cassent la porte de notre loge pour nous brancher. Evidemment, nous nous prenons immédiatement pour les Beatles. Malheureusement, le Danemark est un pays plutôt fermé, du point de vue immigration. Après quinze jours, il nous faut quitter le territoire et formuler une demande pour pouvoir y revenir. Nous en profitons pour retourner, comme prévu, au Savoy de Hanovre, Grandiose. Je ne peux pas raconter tous les détails, mais c'est fantastique. Durant dix mois, nous ne faisons que ça: Allemagne, Suisse, Scandinavie. Toujours en dormant dans le camion. La suite royale, c'est le siège arrière! Devant, c'est nettement plus dur à cause du levier de vitesses. Parterre, au milieu, ce n'est pas terrible, mais tout de même mieux que dehors, où il nous faut dormir, à tour de rôle. Chaque matin, nous sommes réveillés par des motards de la police "raus ! raus!" .Nous vivons exactement comme les romanichels. Nous faisons toutes les villes. Parfois une bagarre interrompt le concert, comme celle opposant Gitans et soldats anglais. Saignant ! Sanguinaire même! Les types se cassent des tables sur la tête. Un soir, c'est nous qui sommes attendus et Jacky se bat comme un beau diable. Nous ne jouons pas dans les quartiers les plus froids. Haine et insouciance s'y côtoient. Quand il y a violence, nous partons dans l'autre sens, c'est tout.
En décembre 1967, finalement, nous revenons en France, faire le Golf Drouot, pour commencer, puis effectuer autant de galas que possible un an durant. (Nous ne disions jamais concert, toujours gala). Jamais un week-end ne passe sans que les Variations aient un engagement. Et toujours pas de contrat discographique, malgré notre réputation. Tout le monde nous connaît, mais personne ne veut nous faire enregistrer ! D'autres groupes sont dans la même position, dont Devotion, avec qui est effectuée une petite tournée durant l'été 1968 : La Rochelle, l'île de Ré... C'est un peu la genèse de ce qui va être appelé la pop. Les autres formations sont celles de Richard Fontaine, Tribu, ainsi que Alice avec Alain Suzan, Présence peut-être.., Puis viennent Alan Jack Civilization, DocDail dont Tiki était le chanteur, etc.Les Variations furent incontestablement le groupe-phare de ce mouvement. Celui qui a ouvert les portes. En novembre 1968, nous fumons pas mal notre moral est au plus bas. Il est même question de séparation. Un jour, Richard Fontaine se pointe à la
maison et nous houspille : «Alors les mecs, qu'est-ce que vous foutez. Il y a tous les groupes qui sont à Joinville, les Who, Small Faces, Fleetwood Mac, etc., et vous restez ici à vous angoisser! « C'est le tournage d'une émission destinée à passer le 31 décembre, Surprise-Partie, produite par Télé 2000: Michel Taittinger, Jean-Pierre Frimbois et Guy Job. Alors nous prenons le camion et nous nous rendons sur place.
20h59: SURPRISE-PARTIE
Alain, Jo, P'tit Pois et moi sommes toujours fourrés ensemble. Jacky Bitton, de caractère indépendant,mène sa petite vie personnelle. Il n'est donc pas avec nous. Les responsables du plateau nous laissent pénétrer. C'est le dernier jour de tournage. En arrivant, nous tombons sur les Who en plein "Magic Bus" . Il y a là Rod Stewart, Ron Wood,.. tout le monde, ainsi qu'une flopée de jolies filles, des mannequins. Vers sept heures du soir, il y a une pause et toute l'équipe passe à la cantine. Nous restons là, sans trop savoir quoi faire en attendant que les séquences reprennent quand, tout à coup,j'aperçois sur la scène une magnifique guitare Gretsch verte. Super belle Je m'approche. Je la prends. Je commence à gratouiller un petit peu. Michel Taittinger, me voyant, demande: «Qui c'est ce mec qui joue?». Notre road-manager, qui l'entend,lui dit: «C'est Marc Tobaly, le guitariste des Variations, le groupe français «. «Ah, pas mal» et,s'adressant à Alain: «Est-ce qu'ils seraient d'accord pour jouer! j'ai surtout besoin de plans de coupe, pour insérer au moment du montage, faire des liaisons». Mon frère donne son accord. Comme nous sommes venus avec le camion - le Volkswagen a entre-temps été remplacé par un classique Ford Transit - nous avons providentiellement tout notre matériel sur place. Même les tenues. Toujours prêts à dégainer! Plutôt hautain, Taittinger laisse tomber: «Très bien, branchez votre matériel, à 21heures c'est à vous». Le roadie installe tout puis essaie de trouver Jacky. Il habite près de Clichy mais n'est pas chez lui. Il finit par le localiser dans un cinéma d'où il le fait sortir de toute urgence, comme dans un feuilleton! Ils arrivent à toute vitesse, il doit être environ 20 h 59... juste le temps de passer le gilet de base. Pour commencer, on nous demande d'accompagner PP. Arnold qui interprète un morceau des Bee Gees, " To Love Somebody ". Enfin, accompagner est un grand mot, nous mimons en play-back. Simple figuration. Traffic, prévu, ne réussissant pas à se libérer de tracasseries douanières, il reste du temps, de la place dans l'émission. Michel Taittinger, logique, nous propose de jouer un truc à nous. Tu parles si nous acceptons! Comme c'est la fin du tournage, tout le monde après avoir un peu bu à la cantine, a envie de s'éclater. Nous arrivons vraiment à point. Jo est déchaîné. Avec notre premier titre, nous cassons la baraque. Taittinger: Faites-en un autre. Après le deuxième: Encore un autre I Du coup, le titre Surprise-Partie devient véridique: c'est la vraie fête. Des gens prennent Jo sur leurs épaules, Jacky et P'tit Pois se déchaînent. Encore une fois, comme des fous. Finalement, on nous fait jouer sept morceaux. SEPT Dont "Everybody Needs Somebody To Love", une très longue version de «Satisfaction», «Devil With A Blue Dress On» ,«Mustang Sally»... Pour la Saint-Sylvestre, nous nous produisons pour le bal de HEC à Jouy-en-Josas. L'émission SurprisePartie est diffusée. Bien-sûr, nous la regardons attentivement! Passent un titre des Who, un des Small Faces, etc., et les SEPT des Variations! A la télé, le 31 décembre 1968, devant plusieurs millions de téléspectateurs, générique de fin sur Jo. La totale!
R S O
Dès le lendemain, les maisons de disques appellent. En fait nous sommes en contrat avec Claude Ébrard (aujourd'hui décédé) qui représente Robert Stigwood Organisation en France. Il a un petit bureau à Paris et s'occupe d'autres artistes comme Virginia Vee. Alain et lui s'entendent bien. Personnellement, je n'ai jamais rencontré Robert Stigwood. Claude nous produit, financièrement, et négocie un contrat de licence avec Pathé Marconi. (Au moment de préparer les rééditions, il a fallu que nous demandions à la veuve de Claude - il avait épousé la secrétaire de Robert Stigwood - de confirmer que tous les produits Variations avaient bien été transmis par Claude à EMI à qui ils appartenaient désormais). Claude est notre producteur, mais c'est Alain, l'agent, qui trouve les galas, qui s'en occupe. La promotion est assurée par Télé 2000. A peu près à cette époque, Andrew Jakeman, rencontré au hasard, dans une boîte, si je me souviens bien, vient travailler avec nous. Il reste longtemps notre régisseur. C'est un vrai débrouillard, quelqu'un qui s'impose, d'emblée. Les Américains appellent ces personnages des hustlers, Ils sont capables de beaucoup de tchatche, mais aussi de réelle énergie, jusqu'à l'agressivité, pour parvenir à leurs fins. C'est un type de valeur, avec des idées. Il nous dit: «Il vous faut une image, mettez des capes». Ce genre de choses! Comme il est britannique, il nous apporte une aide appréciable pour les paroles. Il est devenu Jake Riviera, manager de Elvis Costello, Nick Lowe, des disques Demon, etc.
Les Variations essuient les plâtres, comme on dit. Quand nous entrons en studio, les techniciens n'ont jamais travaillé avec un groupe pop de leur vie. La période Chaussettes Noires est déjà assez lointaine. Quand tu penses qu'en Angleterre, ce sont les débuts de Led Zeppelin, et que chez nous personne n'a la moindre idée de la façon dont il faut enregistrer une batterie.., avec le gros son! Les guitares, disons que ça va encore mais les batteries. Aie! Aie! Aie! Certains studios comme ceux que possède alors Pathé, à Boulogne, sont très bons. Paul McCartney aime bien utiliser le petit, le 4. Mais les techniciens sont surtout habitués à travailler pour Gilbert Bécaud, Charles Aznavour, des artistes pour qui l'exigence de volume, en matière de batterie, n'a rien à voir avec celle de groupes comme les Variations. Notre première séance a lieu au Studio des Dames, rue des Dames, dans le 17e arrondissement. Habitués à la scène, nous-mêmes ne connaissons strictement rien aux techniques d'enregistrement. En dehors de «Mustang Sally » et « Spicks And Specks », qui ont été mis en boîte en une journée, nous n'avons pas la moindre expérience. Donc NOUS ne savons pas. Et EUX ne savent pas. Alors allons-y, jouons les apprentis-sorciers. En résumé: nous sommes conscients de ne pas entendre la batterie comme nous le désirerions; mais nous sommes incapables d'indiquer comment obtenir l'impact désiré. Pour toutes nos premières séances parisiennes, Pathé nous délègue un directeur artistique, Claude-Michel Schönberg. [Poste qu'if occupe, parallèlement à Michel Berger depuis la dissolution de son groupe, les Venètes, et avant son ascension comme chanteur de variétés, puis comme compositeur de la comédie musicale «Les Misérables», qui triomphe aux USA]. A l'époque, il est difficile de débuter par un album, aussi nous acceptons de faire un simple. « Come Along /Promises »[mars 1969].
JEUNES HOMMES EN COLÈRE
Johnny Hallyday, qui semble nous apprécier, nous demande de participer à son spectacle au Palais des Sports fin avril 1969. En principe, il devrait y avoir les Aphrodite's Child, avec lui, sur la grande scène, tandis que deux scènes plus petites, de chaque côté, sont confiées l'une aux Variations, l'autre à Devotion. [En dépit de sa réputation, Devotion, groupe formé par Paul Scémama (chant, guitare), Jean-Pierre Domboy (basse), Laurent Petit-Gérard (claviers), Alain Doudou Weiss (batterie) et Patrick Gandolfi (harmonica, management) ne laisse aucune trace discographique.] Le jour venu, Johnny ne veut plus que les Aphrodite's Child passent sur la grande scène. Vangelis l'envoie se faire voir. Du coup, Variations et Devotion sont promus vedettes américaines, ce qui signifie que nous sommes considérés comme au deuxième plan, par ordre dans le spectacle. C'est important pour des gens qui n'ont qu'un 45 tours à leur actif! Nous obtenons un succès évident, tant et si bien que notre temps de passage est raccourci chaque soir! De 30 minutes au début, nous passons à 25, 20, 15, 12... Après c'est justement pendant nos 12 minutes qu'un mec déguisé en ours vient distribuer des prospectus. Bon, c'est le jeu, tu acceptes ou pas. Nous avons retrouvé ça en Amérique où, systématiquement, la première partie n'a droit qu'à la moitié de la puissance pour le son comme pour l'éclairage. L'expérience avec Johnny nous est profitable: le magazine Salut Les Copains consacre deux pages en couleurs chacun aux deux nouveaux groupes français. Nous pouvons enregistrer notre deuxième 45 tours. « What's Happening »!« Magda », en septembre 1969, Pour la Saint-Sylvestre 1969, nous nous produisons en deuxième partie de Led Zeppelin pour le bal Piston 70 à Châtenay-Malabry.La carrière des Variations est lancée et nous passons,dès lors,notre temps sur la route avec juste quelques haltes en studio marquées par les simples "Free Me"/"Génerations" en Mars 70 et "What A Mess Again"/"Nador" en Septembre 70,paru un mois avant notre premier album,"Nador",qui,outre ces deux 45 tours,contient également "Waiting For The Pope","We Gonna Find The Way","Completely Free","Mississippi Woman" et "But It's Alright".Une série de compositions dont nous sommes particulièrement fiers.Nous chantons en anglais parce que nous cherchons à émuler nos idole,les Who et tous ces groupes.Avec le recul,je penseque nous aurions dû opter pour le français.De même,aujourd'hui je me rends compte que nous n'aurions jamais dû nous expatrier aux Etats-Unis,énervés.Mais nousétions de jeune hommes en colère...
Propos recueillis par Jean William THOURY pour JUKEBOX Magazine n°123